Par Jean-François Habert, Expert Zalis en Finance et Trésorerie

 

 

Face au retour de l’inflation, les Entreprises doivent-elles faire évoluer leur Business Model, ou même en changer ?

 

 

L’inflation est de retour ! Cette hausse généralisée des matières premières, énergétiques et alimentaires, dans un premier temps, entraînant celle des produits intermédiaires, des salaires, et partant, des produits manufacturés et des services, phénomène connu et redouté des années des années 1975/1985, refait violemment surface au premier rang des sujets d’actualité, avec son corollaire, les hausses des taux d’intérêts décidées par les Banques Centrales, ajoutant le coût de l’argent à la longue liste des hausses de prix…

La survenance de l’inflation peut être comparée à l’arrivée d’un fort coup de vent sur une flottille de bateaux disputant une course transatlantique : la tempête oblige les skippers à redoubler de vigilance dans leur navigation, à agir vite et de façon avisée : certains réduisent la voilure tandis que d’autres lancent le spi…Mais qu’en est-il du bateau ? Y a-t-il des configurations de navire plus à même d’affronter le gros temps, et si cela était possible dans notre course imaginaire, faudrait-il faire escale dans la première île venue pour modifier la configuration du bateau …ou carrément en changer ? C’est la question que nous nous proposons de traiter, le lecteur attentif ayant bien entendu fait l’analogie avec le Monde de l’Entreprise en muant le skipper en manager, et le bateau en Business Model.

 

 

Dans un premier temps, nous nous proposons de façon empirique de tenter de savoir si certaines entreprises ou secteurs d’activité profitent ou au contraire, souffrent particulièrement de la résurgence de l’inflation. Pour ce faire, et en prenant comme point de départ le 1er mars 2022, nous avons analysé les performances des entreprises du SBF 120 cotées à la Bourse de Paris au 1er mars 2023, en essayant de ne pas retenir les variations de cours issus de situations particulières (qui sont majoritaires).

 

Ce premier examen permet de discerner :

 

Dans le camp des bénéficiaires, les Entreprises des secteurs de l’Energie, du Luxe, de la Banque,

Dans le camp des perdants, les Entreprises des secteurs Immobilier et de la Distribution non alimentaire…

 

Ceci nous donne une première indication…sera-t-elle confortée par l’analyse théorique ?

Avant de nous lancer dans une analyse plus approfondie, rappelons dans un premier temps les problématiques liées à l’inflation.

Pour reprendre notre précédente comparaison, retenons que l’inflation est pour l’Entreprise un vent théoriquement favorable : à la condition expresse- et c’est le cœur du problème – que celle-ci puisse augmenter ses prix à parité avec l’augmentation de ses facteurs de production, le bénéfice de l’entreprise augmente proportionnellement au coefficient d’inflation…et même au-delà si l’on considère que parmi ses charges récurrentes, deux d’entre elles sont par définition fixes : les dotations aux amortissements et les intérêts des emprunts à taux fixe.

 

Augmenter ses prix, limiter les hausses des coûts, c’est le rôle du skipper ! … mais en cas de difficulté ou d’impossibilité légitime de le faire, il faudra alors toucher au bateau ! …

 

Nous avons vu, lors d’un précédent article publié l’été dernier, qu’il y avait de multiples moyens d’augmenter ses prix, de façon ostensible (hausses de tarifs) ou plus discrète (lancement de nouveaux produits, changement de conditionnements…). Très pragmatiquement, nous dirons que ces hausses sont possibles tant que le client est en position de les accepter et de les financer. Ainsi, le fameux « pricing power » des acteurs du Luxe est maintes fois cité en exemple, les hausses de prix dans l’automobile, dans la mesure où elles ont été accompagnées d’un climat de pénurie ont également fait la fortune des constructeurs… mais beaucoup moins de leurs sous-traitants… Essayons de mettre en évidence les situations dans lesquelles les hausses de prix posent problème. Elles sont essentiellement de deux ordres :

 

  • Dans les activités « B to C », les consommateurs finaux ont très souvent un pouvoir d’achat en régression du fait du retard de l’indexation des salaires sur les prix, ils procèdent en conséquence à des arbitrages qui peuvent être douloureux pour les Fournisseurs en descendant en gamme pour des produits indispensables, voire en différant ou en renonçant purement et simplement à leurs achats ou projets non impératifs.

 

Ainsi, dans la Grande Distribution, les Marques des Distributeurs ont progressé en volume de 7.4% en 2022 alors que les Marques Premium régressaient de 5.4%… La hausse des taux d’intérêt a fait renoncer à leurs projets immobiliers quantité de primo-accédants, dont les capacités d’emprunt ont été grandement limitées par la hausse nominale des taux d’intérêts (remarquons au passage que l’investissement des entreprises n’a pas été pénalisée par la hausse des taux car les taux d’intérêts réels, qui sont en l’occurrence la référence, sont restés très négatifs).

 

  • Dans les activités « B to B », les secteurs soumis à une très forte concurrence frontale, notamment internationale, peuvent avoir des difficultés à passer des hausses de tarifs substantielles : les secteurs du conseil, de la sous-traitance industrielle en font partie…

 

On en profitera pour rappeler l’importance des clauses d’indexation dans les contrats à exécution étalée dans le temps.

En complément des actions sur les prix de vente, il faut bien évidemment tenter d’agir pour modérer les augmentations de coûts. En ce qui concerne la maîtrise des prix de revient, rappelons-nous que le principal poste de charge insensible à l’inflation concerne les dotations aux amortissements. Nous en déduirons que les Entreprises très « capital intensive » bénéficient d’un avantage concurrentiel majeur face à leurs concurrentes faisant appel à une main d’œuvre plus nombreuse.

 

Par ailleurs, notons que les couvertures sur les approvisionnements en matières premières peuvent s’avérer de très efficaces outils anti-inflation, utilisées à bon escient, mais gare à l’effet inverse en cas de retournement des marchés !

 

L’investissement dans ce qu’on appelle la transformation numérique peut également se révéler judicieuse ; on estime en moyenne à 15 % le gain de productivité apporté à la mise en œuvre d’un projet réussi.

 

Avant d’aborder notre conclusion, faisons un bref récapitulatif :

 

  • L’inflation n’est pas fondamentalement l’ennemie de l’Entreprise, et peut même favoriser certains secteurs d’activité de façon temporaire (énergie / matières premières) ou permanente (le luxe, et d’une façon générale toutes les entreprises à « pricing power » élevé). Loin de nuire à l’investissement, elle peut même le favoriser par des taux d’intérêts réels nuls ou négatifs. Les Entreprises à forte valeur ajoutée d’origine non salariale peuvent également améliorer leurs marges.

 

  • Les Entreprises opérant sur des marchés B to C ou B to B très concurrentiels peuvent être mise en difficultés en période d’inflation, et ce sont essentiellement ces dernières qui peuvent se poser in fine la question d’une évolution ou d’un changement de business model.

 

Renault en fournit un bon exemple avec la montée en puissance de Dacia (la Sandero a détrôné en 2023 la 208 au premier rang des immatriculations) parallèlement à la montée  en gamme des produits badgés Renault, au prix d’une sévère attrition de la production… Si cette évolution était dans l’air du temps, elle a été grandement accélérée par le climat inflationniste…

Si les évolutions de business models (montée en gamme ou au contraire accélération du « discount ») sont nombreuses et même inévitables dans bon nombre d‘entreprises évoluant sur les segments précités, les changements radicaux de business model sont probablement plus rares (par exemple passer de la vente physique à la vente internet) et pas forcément directement liés à l’inflation ambiante.

 

 

Notre conclusion sera une fois de plus très « terre à terre », même si nous revenons à notre métaphore maritime :

 

Seuls les équipages les mieux préparés traversent sans dommage les tempêtes.

 

C’est dans les conditions difficiles que les entreprises performantes peuvent gagner des parts de marché ou bénéficier des difficultés de leurs concurrents, surtout dans les secteurs exposés aux dommages de l’inflation. Investir, abaisser les prix de revient, couvrir ses contrats d’approvisionnement, indexer ses contrats de vente… Toutes ces actions prises par temps calme sont l’assurance-vie des entreprises. Les évolutions de business model font naturellement partie de ces mesures, ou en sont la conséquence. Lorsqu’on évoque la nécessité d’un changement de modèle, c’est qu’il est souvent bien tard pour le mettre en œuvre… Il faut alors basculer dans une gestion de crise et mener au pas de charge une transformation en profondeur, l’accompagnement par un conseil spécialisé permettant d’optimiser les chances de succès.