
Par Daniel Cohen, Président-fondateur de Zalis
La dette publique française n’est plus seulement un indicateur comptable : elle est devenue un révélateur de la cohérence, ou de la fragilité, de notre modèle économique et politique. À 115 % du PIB, elle traduit à la fois l’héritage de décennies de déficits structurels et l’incapacité persistante des pouvoirs publics à concilier soutenabilité financière, justice sociale et compétitivité économique.
L’automne 2025 a marqué un tournant dans la confiance accordée à la France. En quelques semaines, FITCH abaisse la note AA- à A+, S&P confirme cette estimation et MOODY’S annonce une perspective négative au lieu d’une perspective stable tout en maintenant la notation Aa3 (haute qualité). Ce triple signal le confirme : la France conserve l’accès aux marchés mais dispose désormais d’une crédibilité budgétaire affaiblie.
Dans son rapport de juillet 2025, le Fonds monétaire international (FMI) soulignait son inquiétude : la France, écrivait-il, « doit engager un ajustement budgétaire crédible pour préserver la soutenabilité de sa dette ».
Ces interrogations questionnent le rapport de la France à sa propre puissance : comment préserver sa souveraineté financière dans un monde où la confiance se note, se cote et se finance ?
Le regard porté sur la dette française
Le principe de l’endettement public s’est installé dans le fonctionnement de l’État français, au point d’être perçu non plus comme une anomalie, mais comme une donnée structurelle de la vie publique.
Depuis plusieurs décennies, les avertissements se succèdent. De Raymond BARRE (le dernier Premier ministre à avoir présenté un budget en équilibre) à François BAYROU, le diagnostic reste inchangé : « la France vit au-dessus de ses moyens ». Cette phrase résonne désormais moins comme une alerte que comme un défi auquel personne n’a encore su s’attaquer durablement. Le déficit n’est plus le signe d’une crise passagère mais le signe durable d’un modèle budgétaire qui dépense pour préserver, compense pour apaiser et emprunte pour durer.
Les marchés, eux, traduisent cette situation dans un langage plus sobre : celui des taux. Le spread à dix ans entre la France et l’Allemagne a triplé depuis 2015 et s’établit aujourd’hui autour de 70 points de base. Un niveau qui traduit une prime de risque plus marquée, reflet des incertitudes qui entourent la trajectoire budgétaire française. Plus frappant encore, l’écart de rendement à dix ans (spread) entre la dette française et la dette italienne, longtemps perçue comme la dette la plus fragile de la zone euro, s’est considérablement réduit, voire quasiment annulé.
Les agences de notation n’en sont que le miroir régulateur. En révisant ou en confirmant la note souveraine, elles ne se contentent plus d’évaluer la capacité de remboursement mais jugent la cohérence d’un cadre institutionnel. L’enjeu n’est plus la solvabilité immédiate qui n’est pas menacée aujourd’hui mais la crédibilité de la norme budgétaire, autrement dit, la capacité d’un État à tenir parole devant ses créanciers, nationaux comme étrangers.
À Bruxelles, la Commission européenne avait dès 2024 mis en garde contre la dérive budgétaire française, en plaçant le pays sous surveillance renforcée dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance. Le message était explicite : la trajectoire budgétaire s’éloigne des critères de Maastricht et la charge de la dette s’alourdit mécaniquement. Sans réforme d’ampleur, la dette française pourrait franchir le seuil de 128 % du PIB d’ici 2030, alors que le déficit structurel, stabilisé autour de 6 %, rappellerait dangereusement celui de la Grèce à la veille de la crise de 2010.
Pour Desmond LACHMAN, ancien directeur adjoint au FMI, cette dérive ne relève pas d’un cycle économique, mais d’un blocage politique profond et structurel : celui d’un État « pris au piège de sa propre résistance aux réformes ».
Dans un tel contexte, le risque n’est pas seulement celui d’un défaut mais surtout d’un affaiblissement inéluctable de la crédibilité française et possiblement, par ricochet, de la crédibilité européenne.
La dépendance croissante aux marchés mondiaux
La dépendance croissante de la France aux capitaux étrangers fait de sa dette un instrument mondialisé.
Selon la Banque de France, environ 59,5 % de la dette de l’État est aujourd’hui détenue par des investisseurs non-résidents contre près de 30 % au début des années 2000. Ce glissement progressif, longtemps interprété comme une marque de confiance dans la solidité de la signature française, révèle désormais une vulnérabilité structurelle.
Les principaux détenteurs étrangers de la dette française sont des investisseurs institutionnels : banques centrales, fonds souverains, fonds de pension et compagnies d’assurance, principalement établis en Europe, en Amérique du Nord et en Asie. Leur présence reflète l’ampleur du marché obligataire français, dont la taille et la fluidité en font une référence européenne juste après l’Allemagne.
Toutefois, l’engagement de ces investisseurs non-résidents reste dicté par des critères de rendement et de stabilité globale. Devenue un actif mondialisé, la dette française dépend désormais de la confiance d’investisseurs étrangers dont les arbitrages répondent davantage à des logiques financières internationales qu’à la dynamique réelle de l’économie nationale. Une tension politique, un signal budgétaire ambigu ou une dégradation de note peuvent provoquer une hausse quasi immédiate du coût de la dette.
Ainsi, le problème n’est plus seulement celui du volume de la dette, mais celui de sa composition. Tant que la France financera ses déficits par une épargne mondiale volatile, sa souveraineté financière demeurera suspendue à une variable qu’elle ne contrôle pas : la confiance des marchés.
L’équation sociale de la dette
La hausse du coût de la dette et celle des retraites placent la France face à une équation sociale de plus en plus difficile à équilibrer.
La charge de la dette est devenue un poste de dépense majeur du budget de l’État. En 2025, elle s’élève à environ 55 milliards d’euros, soit près de 9,5 % des dépenses publiques, contre 25,6 milliards en 2020. Selon la Banque de France, cette charge pourrait atteindre plus de 75 milliards d’euros d’ici 2027. Autrement dit, la charge d’intérêts aura doublé en cinq ans pour atteindre un niveau comparable à celui du budget de l’Éducation nationale.
Ce renchérissement du coût de la dette réduit d’autant la capacité de l’État à financer ses politiques publiques et sociales (armée, justice, diplomatie, éducation, santé, retraites…). Parmi celles-ci, les retraites constituent la dépense la plus lourde : près de 14 % du PIB en 2024, un niveau parmi les plus élevés d’Europe derrière l’Italie et la Grèce. Selon le Conseil d’orientation des retraites (COR), la part des pensions dans le PIB pourrait encore croître à moyen terme, sous l’effet conjugué du vieillissement démographique et de la hausse du nombre de retraités par rapport aux actifs. Cela semble même inéluctable.
Les analystes de MOODY’S l’ont rappelé à l’automne 2025 : « l’instabilité politique actuelle risque d’entraver la capacité du gouvernement à affronter des défis essentiels tels que le déficit budgétaire élevé, le fardeau croissant de la dette et la hausse durable des coûts d’emprunt ».
Bien plus, chaque euro dépensé pour le service de la dette est un euro en moins pour le financement des investissements d’avenir. Or c’est là notre défi principal : la dette passive doit absolument être réorientée vers une dette productive qui crée de la richesse et des emplois durables, qui développe l’industrie d’avenir et prend de l’avance sur les évolutions technologiques et scientifiques de notre temps.
Réduire la dette c’est permettre la justice sociale et le développement de l’emploi.
RÉFÉRENCES
- AGENCE FRANCE TRESOR, « FRANCE’S CREDIT RATINGS », 24 octobre 2025 ;
- BANQUE DE FRANCE, « Émission et détention de titres français – 2025-Q1 », 11 juillet 2025 ;
- COSNARD, Denis, « La dette de la France bondit à 115,6 % du PIB, Sébastien Lecornu à son tour au pied de l’« Himalaya » », LE MONDE, 25 septembre 2025;
- DUMOULIN, Sébastien, « Dette publique : Moody’s accorde un dernier répit à la France », LES ÉCHOS, 24 octobre 2025 ;
- FMI, « France : conclusions de la mission du FMI au titre de l’article IV 2025 », 14 juillet 2025 ;
- GORRERI, Sandrine, « Retraites : les chiffres qui ne mentent pas », FONDATION IFRAP, 14 janvier 2025 ;
- HIAULT, Richard, « Dette publique : les sombres prévisions du FMI pour la France » LES ÉCHOS, 16 octobre 2025;
- IYCHART, « Écart des taux à 10 ans entre la France et l’Allemagne », juin 2025 ;
- IYCHART, « Écart des taux à 10 ans entre la France et l’Italie », juin 2025 ;
- JACQUELIN, Antoine, « Le spread France/Allemagne a plus que doublé depuis 2017 », FONDATION IFRAP, 8 octobre 2025 ;
- KOUTNOUYAN, Elise, « Pourquoi la dette devient un vrai problème », LES ÉCHOS, 7 octobre 2025;
- LACHMAN, Desmond, « Une crise de la dette souveraine française est-elle imminente ? », PROJECT SYNDICATE, 11 septembre 2025.