
Propos synthétisés par le Bureau d’études Zalis, extraits du discours de Arnaud MONTEBOURG, ancien ministre et entrepreneur
C’est la fin du village global, du doux commerce et de la mondialisation heureuse. C’est, semble-t-il, la fin de l’OMC, de l’OMS, de l’ONU, de l’OTAN, de la COP. Cela fait beaucoup d’outils ayant progressivement rassemblé les Nations et qui explosent devant nous, morcelant à nouveau le monde. Que se passe-t-il donc ?
Condamnation occidentale de la mondialisation
La mondialisation est en vérité condamnée par les populations occidentales. C’est ce qu’il faut comprendre puisque ce sont elles qui décident in fine du destin de leur société et donc de leur économie. La mondialisation a épuisé moralement l’Occident et son rejet s’est enraciné. Elle a appauvri les classes populaires qui congédient les dirigeants fautifs d’être complices de la mondialisation pour désigner des protecteurs à leur place.
Le Trumpisme comme le Brexit en sont les deux premières expressions (2016). Avec M. MELONI en Italie (2022), nous n’en sommes pas très loin. En France, une alternance se profile, assez ressemblante à ce qu’il s’est passé aux États-Unis et dans tous les pays européens ou occidentaux y compris en Amérique latine. Nous comprenons alors comment les grandes controverses du monde occidental s’organisent et s’ordonnent autour d’une question fondamentale : pour ou contre le retour des frontières économiques (ou des frontières tout court).
La mondialisation est condamnée en tant qu’elle apparait « instable, déloyale et inégalitaire ». Instable car transmettrice de toutes les crises, payées invariablement par les mêmes classes sociales. Déloyale car impossible à combattre, selon les mots mêmes de M. Hubert VÉDRINE. Inégalitaire : entre 2005 et 2014, 70 % des ménages des pays développés (soit 580 millions de personnes) ont vu leurs revenus stagner ou baisser d’après un rapport de McKinsey (contre 10 % entre 1993 et 2005, soit seulement 10 millions de personnes).
Depuis 25 ans, les sondages les plus négatifs quant à la mondialisation sont enregistrés aux États-Unis et en France. Or, ces pays-là précisément présentent des points communs de résistance : déficit du commerce extérieur traduisant une sévère désindustrialisation et déficit public traduisant le besoin de compenser l’inadaptation à la mondialisation par la dette.
La remontée des droits de douane est l’équivalent politique d’une reprise de contrôle par la population de son économie. Aux États-Unis, cette politique d’augmentation se poursuit par-delà les alternances politiques : M. Barack OBAMA a initié lui-même cette tendance puis M. Donald TRUMP l’a poursuivie et n’a pas été abandonnée par M. Joe BIDEN. Nous avons donc là une tendance profonde, étrangère aux événements conjoncturels à caractère électoral et politique.
C’est donc une nouvelle configuration stratégique qui s’installe durablement sous nos yeux. Essayons d’en mesurer dès lors les conséquences et apprécions chacune de celles qui pourraient toucher notre univers concret et quotidien.
Naissance d’un éco-souverainisme
Première extension avec effets de contagion : les politiques de souveraineté et de protection vont se multiplier partout. Vous en avez observé une apparition récurrente dans les intitulés ministériels en France qui sont invariablement souverainistes : ministères de la Souveraineté industrielle, de la Souveraineté numérique, de la Souveraineté alimentaire. Il n’y a qu’une chose qui ne change pas : le mot souveraineté. À quand la Souveraineté sanitaire, la Souveraineté judiciaire ? Pourquoi ce nouveau prurit dans la cosmétique politique ? Si le désir, le besoin, la demande sont bien là, les choix et les méthodes politiques ne sont pas encore souverainistes ou ne le sont que d’apparence, mais la tendance commence à se concrétiser.
C’était le sens de mon action lorsque j’étais membre du Gouvernement il y a dix ans. Nous avions, par exemple, mis en place le contrôle effectif des investissements étrangers avec la réutilisation du Fonds de Développement Économique et Social qui faisait la banque à la place des banques envers les entreprises en difficulté (décret du 14 mai 2014).
Un chantier considérable reste à accomplir pour rattraper le temps perdu de l’inaction. Car pendant que nous défendons encore le modèle libéral européen – naïf et destructeur -, les autres Nations s’arment et se réarment économiquement.
Le protectionnisme fut pour toutes les Nations émergentes les débuts de la révolution industrielle, le moyen de se lancer avec succès. Il a constitué la base politique du Japon de l’ère Meiji et soutient encore la stratégie chinoise conçue par Deng Xiao PING.
Nous avons donc besoin de recommencer ce que nous avons fait au XIXème siècle, et ce que d’autres Nations ont fait : nous avons besoin de protections pour réindustrialiser notre pays. Beaucoup a été écrit sur les moyens de réussir cette stratégie de réindustrialisation en France. Nous avons avec mon équipe ministérielle du Redressement Productif, il y a 10 ans, construit les plans de la Nouvelle France Industrielle. Nous avons planifié 34 plans. Ce n’étaient pas des plans pompidoliens. C’était un système d’alignement négocié des intérêts publics et privés autour de projets de re-fabrication de produits sur le sol français.
À chaque page de ces plans, les fonctionnaires de Bercy répétaient « Mais que va dire la Commission européenne ? » ou bien « Jamais la Commission européenne ne voudra le faire. ». Or en 2014, c’est la transgression française lancée depuis le redressement productif qui a fait tache d’huile en Europe, d’abord auprès de l’Allemagne et de l’Italie. Depuis, l’éco-souverainisme progresse mais à une vitesse malheureusement beaucoup plus lente que celle des adversaires de nos intérêts. Non plus seulement la Chine mais les États-Unis d’Amérique également.
M. Olivier LLUANSI estime qu’il faudrait investir 30 milliards d’euros par an supplémentaires dans l’appareil productif national sur 10 ans pour retrouver 15 % de PIB industriel en France. Il s’agirait alors de mobiliser autant d’argent privé que public, de la dette publique comme privée.
Contagion du protectionnisme au système financier
La question de la contagion du protectionnisme au système financier est décisive. Avant l’Acte unique européen (1986), l’épargne des Nations européennes ne pouvait pas s’en aller librement aux États-Unis ou ailleurs. Les décisions prises dans le dos des populations ont été sérieusement autopsiées par M. Rawi ABDELAL, professeur de Harvard, dans son ouvrage The Construction Of The Global Finance. Il montre que les décisions dérégulatrices étaient de nature juridico-politique et sont, par conséquent, parfaitement réversibles.
En septembre 2024, le rapport DRAGHI indiquait qu’il allait falloir trouver 800 milliards d’euros à réinvestir dans l’industrie et la technologie en Europe. Avec le lâchage de l’Europe par les États-Unis en janvier 2025, il nous faudra également trouver 800 autres milliards d’euros pour réarmer militairement l’Union européenne. Ces deux montants additionnés représentent l’équivalent de 8 % du PIB européen. Est-ce que l’Union européenne dispose d’une capacité d’endettement à hauteur de 8 % de son PIB ? Alors qu’elle n’a que la taxe carbone s’élevant entre 1 et 2 milliards d’euros par an comme recette propre ?
Le nouveau protectionnisme financier est donc aussi inéluctable que s’est généralisé l’avènement des politiques de souveraineté.
Réarmement numérique en vue
Allons un peu plus loin. Comment allons-nous réagir, nous, Français et Européens, contre la domination numérique des États-Unis que nous avons consentie comme une forme de « servitude volontaire » (Étienne de la Boétie, 1530-1563).
Nous savons que cette servitude numérique est la cause de nos malheurs. Le rapport DRAGHI rappelle que les 30 % d’écart de création de richesses entre la zone Amérique et la zone Europe sont dus à la concentration de surpuissance technologique aux États-Unis. Les GAFAM ont pris des positions de domination de nos marchés et pompent la création de notre valeur en Europe.
Aujourd’hui, la dépendance européenne au Cloud américain atteint 70 %. Il y a 5 ans, notre dépendance était seulement de 50 %. Les hyperscalers, c’est-à-dire AMAZON WEB SERVICES, MICROSOFT ET GOOGLE CLOUD, imposent des hausses de prix à deux chiffres parce qu’ils sont en situation de monopole.
Y aura-t-il alors un protectionnisme numérique ? Allons-nous sortir de la politique de règlementation fondée sur la seule défense des libertés publiques, de nos valeurs ? Allons-nous enfin glisser vers une politique de substitution d’opérateurs ?
Comme il va falloir que l’on substitue les Rafales aux F35, il va également falloir que nous ayons une politique de substitution des opérateurs numériques.
Le jour où la Commission européenne annoncera que GOOGLE, AMAZON, MICROSOFT, en position dominante sur le marché, n’ont plus que deux ans pour faire redescendre leurs parts de marché à moins de 50 % pour se mettre en conformité avec la règlementation européenne, les Français de la Silicon Valley reviendront en masse. TESLA en est le premier signal avec des ventes en chute libre dans tous les pays européens.
L’Union européenne est, en l’état de sa paralysie structurelle et de sa dépendance psychologique et culturelle à l’Amérique, incapable de prendre une telle décision, qu’il lui faudra pourtant inévitablement prendre, tôt ou tard.
De l’industrie à l’agriculture, du système financier à l’économie numérique, le protectionnisme paraît désormais inéluctable dans tous les compartiments de l’action politico-économique.
L’écologie comme nouveau souverainisme
L’élection de M. Donald TRUMP n’a nullement résolu le problème difficilement surmontable du réchauffement climatique. La question écologique reste à bon droit lancinante et surplombante. Le « Drill Baby Drill » n’empêche en rien que l’économie ne sera plus assurable à 2 degrés Celsius de plus, que les enchaînements de catastrophes naturelles détruiront de plus en plus de PIB par petits bouts.
Il faut organiser une décroissance des activités fossiles brunes et propulser une super-croissance verte au contenu écologique pour compenser l’indispensable décroissance brune. Cela ressemble fort à une révolution industrielle à accomplir dans un temps archi-rétréci. Non pas en 50 ans comme cela a pu avoir lieu au XIXème siècle, mais comme ce fut le cas avec Internet : en 20 ans.
Elle ne peut pas, on le sait, avoir lieu par le seul et simple truchement des mécanismes de marché. La transition ne pourra advenir naturellement. Elle n’adviendra que par l’appui de politiques publiques qui devront choisir des technologies, les financer, organiser les substitutions par la taxe ou par l’interdit et prendre des décisions de régulation autoritaire des marchés.
L’exemple du véhicule électrique généralisé à 2035, décision unilatérale prise par l’Union européenne, est une terrible leçon : cette décision ne marche pas parce qu’il n’y a personne pour acheter les véhicules électriques que la Commission européenne a imposé de construire aux constructeurs européens. 14 millions d’emplois en Europe sont menacés dans l’industrie automobile. VOLKSWAGEN a fait un plan social de 35 000 personnes. En France, ce sont les sous-traitants qui s’effondrent comme des petits dominos.
Les investissements écologiques de décarbonation ne sont ni de productivité, ni de capacité. Ils ne peuvent pas servir la performance économique. C’est en quelque sorte une politique infaisable, sauf à demander un courage introuvable dans le système politique, parce qu’elle est totalement inégalitaire.
Le Mouvement des Entreprises de France (MEDEF) se montre très critique au sujet de la taxe carbone européenne qui s’ajoute aux taxes sur les entreprises françaises. Or, la logique doit être inverser : taxer les autres (droits de douane) plutôt que taxer les siens (impôts de production) sera, sous peu, le mantra de toutes les tendances politiques.
Ainsi, dans la géographie occidentale des controverses, il y a deux grandes familles d’orientation politique : d’un côté, il y a le nationalisme souverainiste identitaire, de l’autre côté, il y a l’écologiste progressiste à vocation universaliste. Ces deux grandes familles-là, qui d’ailleurs recoupent à peu près le débat de l’élection présidentielle aux États-Unis, vont toutes les deux avoir besoin de protectionnisme. Ces deux pôles idéologiques de radicalité sont obligés de s’appuyer sur le protectionnisme pour convaincre du réalisme de leurs politiques, pour les déployer et espérer les réussir.
Mais comment, et où pourrait-on réunir dans une politique commune protectionniste ces forces politiquement antagonistes ? Qui pourrait organiser et réussir ce tour de bras, cette impossible unification ? Je ne vois qu’un seul endroit : l’Union européenne.
M. Jean-Paul FITOUSSI, grand professeur d’économie, dans « La Règle et le Choix : de la souveraineté économique en Europe » (2002) explique que l’Union européenne applique des règles mais ne fait aucun choix. Cette fois, elle va devoir abandonner ses règles et faire de nouveaux choix. L’histoire sonne enfin à sa porte, à la nôtre !