Par Jean-François Habert, Expert Zalis en Finance et Trésorerie

 

Allons-nous nous en sortir un jour ? A peine la situation sanitaire fait-elle entrevoir une possible sortie de crise dans le courant de l’été que la guerre en Ukraine jette un voile noir sur l’économie mondiale et, partant, sur le moral de nos concitoyens gagnés par la peur et le doute…Cette juxtaposition de crises majeures constitue bel et bien un fait sans précédent depuis la succession, bien plus douloureuses encore, de la Première Guerre mondiale et de la grippe « espagnole », il y a un siècle ; elle intervient par ailleurs alors que la crise précédente des « subprimes » est encore omniprésente dans les esprits et toujours active par ses conséquences sur les équilibres et les marchés financiers. Cela nous amène à nous poser l’anxiogène question de la récurrence infernale des crises dans notre monde du XXIème siècle : sommes-nous condamnés à vivre en état de crise permanente, une crise chassant la précédente ?

Traiter d’une aussi vaste question sans se perdre en longs et stériles développements implique de limiter notre analyse à quelques questions : qu’est-ce qu’une crise ? Comment les crises sont-elles provoquées ? Qu’en est-il de leur occurrence ? Quelle est leur durée ? Qu’en est-il de leur évolution au cours des époques ? Quelles sont leurs conséquences ? Sont-elles toujours menaçantes ?…Nous terminerons notre exposé en essayant de tirer quelques enseignements pour les principaux acteurs économiques, tout en méditant en conclusion sur l’avenir des crises…

 

Les crises économiques

 

Abordons tout de suite la première question : qu’est-ce qu’une crise économique ? Une période de crise se caractérise :

  • par des éléments objectifs tel qu’une baisse de la croissance économique, voire une croissance négative – on parle alors de récession –, une baisse du pouvoir d’achat, des déséquilibres financiers, une baisse des marchés boursiers ;
  • mais aussi subjectifs : une perte de foi en l’avenir, un pessimisme généralisé…

Notons que nous ne parlerons que de crises économiques et financières, étant entendu que celles–ci sont aussi très souvent la conséquence de crises politiques, sanitaires ou alimentaires. Remarquons également qu’une crise est par essence passagère, c’est un paroxysme, et par nature, elle appelle un traitement pour limiter ses symptômes et supprimer ses causes.

 

Symptômes et mesure

 

Parmi les très nombreux symptômes d’une crise économique (baisse du pouvoir d’achat, déficits publics, inflation ou déflation, chômage…), associés il en est deux qui retiennent particulièrement notre attention : l’évolution du PIB et les indices boursiers. Le premier est par essence le reflet de la situation économique générale pour une période donnée, le second l’appréciation des investisseurs sur le niveau et l’évolution du contexte économique. Il s’agit, à l’opposé des enquêtes d’opinion, d’un indicateur parfaitement fiable, sans biais subjectif, car reflétant des transactions financières réelles et impliquant financièrement leurs auteurs.

 

Origines

 

Cela étant, il est temps d’aborder la question de l’origine des crises économiques. Une multitude d’éléments sont susceptibles de provoquer des crises, la nature des crises et de leurs causes étant naturellement liée au stade de développement des économies :

  • A l’ère préindustrielle, les crises sont essentiellement causées par des événements climatiques sécheresses, sanitaires épidémies) ou politiques guerres, contestations…. Elles affectent directement les productions, principalement alimentaires, et sont sources de famines. Compte tenu de la faiblesse des échanges, les périmètres de ces crises sont le plus souvent réduits à la zone d’influence de leur cause. Les moyens de lutte sont quasi inexistants, et les populations généralement résignées face aux fléaux souvent récurrents…
  • A l’ère industrielle, les connaissances scientifiques et les moyens techniques naissants permettent de limiter les conséquences des causes sanitaires (hygiène, vaccins) et climatiques (stockage et transports des denrées…). Les causes politiques (émeutes, guerres), après avoir fait les ravages que l’on connaît s’estompent à partir de la seconde partie du XXème siècle. Les causes économiques deviennent prépondérantes avec la sophistication des économies, notamment au travers  de leur interdépendance accrue, puis de leur financiarisation.

 

Typologie

 

En termes de typologie, il faut en premier lieu distinguer les crises régionales des crises mondiales.

  • Les crises locales ou régionales ont le plus souvent une origine politique (Venezuela, Erythrée…), ou une origine économique, souvent en raison de politiques mal ciblées (Argentine…).
  • Les crises continentales ou mondiales ont le plus souvent une origine financière ou géopolitique – dans ce dernier cas à condition qu’au moins une puissance majeure soit impliquée massivement (guerres mondiales, bien sûr, Irak, Ukraine, mais pas la Corée ni le Vietnam…). Une exception majeure : les crises sanitaires (grippe « espagnole », Covid…).

 

Il est également intéressant de considérer l’empreinte des différentes crises :

  • Certaines sont violentes mais brèves, comme la crise née des attentats du 11 septembre 2001, voire la crise boursière de 1987, qui a vu Wall Street perdre dans la seule journée du 19 octobre, 22.6% de sa valeur (il a quand même fallu près de 3 ans pour retrouver les niveaux –élevés – d’avant crise…) ;
  • D’autres marquent profondément toute une époque, les deux guerres mondiales, bien évidemment, mais également la crise de 1929 : le Dow Jones n’a retrouvé sa valeur de 1929 qu’en 1956 ! Plus près de nous, la crise dite des « subprimes», bouleverse encore aujourd’hui les équilibres financiers mondiaux…

 

Il est temps à présent d’aborder le cœur de notre sujet : qu’en est-il de la fréquence de ces crises globales ?

 

Des crises plus fréquentes ?

 

Pour répondre à cette interrogations, nous avons inventorié l’ensemble des crises économiques majeures ayant touché l’Europe occidentale depuis la première crise connue, celle des bulbes de tulipes aux Pays Bas, en 1637.

  • Il faut attendre 1720 pour assister à la crise économique suivante, illustrée par la banqueroute de Law et la chute des actions des compagnies du « Nouveau Monde » ;
  • Entre 1780 et 1900, nous avons recensé 14 crises économiques et financières, soit environ une par décennie au cours de cette période-charnière d’industrialisation et de progrès technique;
  • De 1900 à 1945, quatre crises importantes sont observées, incluant la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale ;
  • Les Trente Glorieuses ne connaissent pas de crises majeures, la crise liée à l’adoption des changes flottants en 1971 n’ayant pas occasionné de tempête sur les marchés financiers, ni de crise de croissance ;
  • Les années 1970 ont à faire face aux deux chocs pétroliers de 1974 et 1979, qui ont marqué les esprits ;
  • Les années 1980 sont marquées par le krach boursier de 1987, et par la crise née de la hausse des taux d’intérêts de la fin de la décennie ;
  • Les années 1990 sont marquées par la première guerre d’Iraq, la crise du système monétaire européen (1993) le défaut de la Russie et la crise asiatique en 1998 ;
  • Les années 2000 voient se succéder le krach des valeurs technologiques, le choc du 11 septembre 2001, la seconde guerre d’Iraq (2003), la crise des subprimes (2008) ;
  • Les années 2010 ne sont marquées que par des crises régionales mais l’économie mondiale subit encore les lourdes conséquences de la crise des subprimes (crise de la zone euro, menaces déflationnistes…) ;
  • Enfin, le début des années 2020 voit se succéder deux crises majeures  : le Covid-19 et la guerre d’Ukraine.

 

A la lecture de cette longue énumération il apparaît de façon évidente que les crises économiques sont partie intégrante de l’histoire moderne, et que c’est plutôt leur non-occurrence pendant un certain temps qui constitue une heureuse exception. On peut observer qu’en moyenne, une crise économique apparaît par décennie, avec une accalmie pendant les Trente Glorieuses, non par absence de troubles, mais parce que le momentum de croissance était tellement puissant, que celle-ci a pu se maintenir en dépit des crises géopolitiques des années 1950 et 1960. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les causes géopolitiques ont fait leur triste retour avec la première guerre du Golfe de 1991, et, contre toute attente, les causes sanitaires ont resurgi, après plusieurs alertes, en 2020, avec le triste succès que l’on sait. A la lumière de ces crises récentes, faut-il donc se focaliser davantage sur la prévention et la résolution des crises ?

 

Les crises, vraies menaces pour nos sociétés ?

 

En fait, une analyse des risques pesant sur nos économies dépasse de beaucoup la seule notion de crise : une crise ne se définit pas, par essence, comme un risque systémique mais a une origine spécifique et appelle des réactions appropriées pour compenser ses effets et faire disparaitre ses causes : même si elles peuvent être violentes et dommageables, elles sont surmontables et ont vocation à être surmontées. Même la grande crise de 1929, tout comme les deux guerres mondiales, a été surmontée…

Alors bien sûr, il faut sans cesse anticiper les prochaines crises et tenter de les prévenir, sachant que par définition un risque identifié se mue en crise le plus souvent par des biais imprévus ou non identifiés. Aussi peut-on d’ores et déjà établir un inventaire des situations susceptibles de donner lieu aux prochaines crises économiques :

  • La collision entre une situation de surendettement des Etats et agents économiques et la hausse des taux d’intérêts, poussée par un vif regain d’inflation ;
  • Des situations géopolitiques tendues, en mer de Chine, en Corée, au Moyen-Orient, et bien sûr en Europe de l’Est ;
  • La baisse des marchés obligataires…

 

Au-delà des crises, les risques systémiques…

 

Cependant, malgré la gravité potentielle des conséquences de ces risques, les vraies menaces de notre monde actuel sont à caractère systémique, et dépassent largement la notion de crise. Elles sont le fruit d’évolutions lentes, durables et très puissantes, et sont essentiellement au nombre de deux :

  • Le risque climatique et l’épuisement des ressources naturelles ;
  • Le risque démographique et le risque géopolitique associé.

Le premier point étant à présent largement connu, illustrons le second en prenant le cas du Niger, dont la fécondité actuelle est de 7.6 enfants par femme. Même en considérant que ce taux de fécondité diminue progressivement jusqu’à 2.5 enfants par femme en 2100, la population de ce pays devrait atteindre 79 millions d’habitants en 2050 et 209 millions en 2100 (1 milliard à fécondité constante!). Ces chiffres attestent de l’ampleur du défi à relever…

Nous l’avons vu, les causes de ces risques sont des évolutions de fond, de très grande ampleur et surtout à inertie extrêmement importante. Leurs conséquences sont majeures, durables et prévisibles. Elles nécessitent une prise de conscience, des actions de longue haleine et un consensus au niveau mondial. Les symptômes de la montée de ces risques ne sont pas des crises, mais des avertissements : fonte des glaces au Groenland, troubles géopolitiques au Sahel…

Les vrais défis de l’humanité consistent à prendre la mesure de ces risques systémiques. Les crises, aussi graves soient-elles, ne sont que des épiphénomènes, inévitables quand on pense aux multiples facteurs influençant les mécaniques de haute précision que sont devenues nos économies modernes : comme dans tous les systèmes interdépendants, certains éléments peuvent entrer en résonnance et donner lieu à des dysfonctionnements. La résolution de ceux-ci est d’ailleurs le plus souvent facteur de progrès :

  • Les guerres mondiales ont amené la création de la SDN, puis de l’ONU ;
  • Les crises pétrolières ont amené le développement de l’électricité nucléaire et nombre de politiques ad hoc;
  • La crise grecque a amené le renforcement de l’euro, la guerre d’Ukraine celle de l’OTAN ;
  • Les crises financières récentes ont justifié les réglementations relatives aux banques et aux assurances ; elles ont permis aux banques centrales et aux gouvernants de mettre en œuvre des politiques anti-crise très efficaces, même si leur abus est susceptible de déclencher à son tour de nouvelles crises (l’endettement des Etats, entreprises et ménages atteint 256 % du PIB mondial à l’issue de la crise sanitaire). On mesure le chemin parcouru depuis la crise de 1929, au départ une récession que les dirigeants ont consciencieusement transformé en dépression par la mise en œuvre de remèdes bien pires que la maladie : rapatriement des avoirs à l’étranger, mesures protectionnistes, politiques déflationnistes… Depuis, les banquiers centraux ont appris que l’injection de liquidités pour éviter la thrombose était le remède le plus urgent et le plus pertinent.

 

En conclusion  :

 

  • La crise est un élément du décor de la vie économique, sociale et politique, avec des occurrences variables, mais récurrentes ;
  • Il y a une tendance de fond à davantage de brièveté des crises, liées à la courbe d’apprentissage des dirigeants et à des moyens de lutte plus ciblés et mieux dimensionnés;
  • Les crises de l’ère moderne ont des conséquences accrues en termes de périmètre, et aussi de violence sur les marchés boursiers et sur l’emploi (sauf en France) ;
  • Les crises ayant vocation à être surmontées avec succès, le vrai danger concernent les deux risques systémiques majeurs qui doivent prioritairement mobiliser l’ensemble des forces vives de la planète : le risque démographique et le risque environnemental.

 

Et pour les entreprises, trois recommandations peuvent être énoncées :

 

  • Tirer profit des moments d’expansion pour muscler ses moyens, augmenter sa compétitivité, constituer des réserves ;
  • Tirer profit des moments de crise pour reprendre ses concurrents et conquérir des parts de marché ;
  • Etre exemplaire quant à la participation aux défis de fond : sobriété énergétique, responsabilité sociale.