Par Bernard De Cannière, Directeur Zalis Belgique.

Résumé

Notre monde est devenu, par nature, structurellement instable. Il contient dans sa structure les éléments des crises que nous connaissons depuis vingt ans et connaîtrons encore dans le futur. Pour faire face aux instabilités, aux cygnes noirs, rendus célèbres par l’auteur Nassim Taleb, les individus, et les organisations peuvent se préparer.

Pour cela, ils doivent accepter la nature de l’imprévisible et développer principalement trois capacités fondamentales : être alertes, capables de détecter très rapidement les signaux faibles ; être agiles, capables de s’adapter et enfin être ouverts au changement.

Article complet

Depuis une vingtaine d’années, je commence la plupart de mes programmes de cours, que ce soit avec mes étudiants en Master à Polytechnique ou à Solvay, ou ceux d’Executive Education en Leadership du changement, par des discussions autour de ces deux questions centrales : “pourquoi sommes-nous, structurellement, dans un monde instable ? et comment gérer, organiser, se préparer au mieux face à ce fait indiscutable ?”

Cela commence inévitablement par un rappel de la différence entre ce qui est d’ordre “structurel” et ce qui est “conjoncturel”. Il n’est pas inutile de revenir sur quelque chose d’aussi trivial. Mon expérience me montre que bien peu de gens, s’ils comprennent intellectuellement cette notion, l’ont intégrée et en tiennent compte dans leur organisation.

Ce qui est conjoncturel est temporaire et va donc, dès que les conditions changent, disparaître à jamais. Il n’est, par conséquent, pas nécessaire de tout transformer pour cela. Il faut faire le gros dos et espérer que la conjoncture change au plus vite.

 

  1. Qu’est-ce que l’instabilité structurelle ?

Une dimension structurelle, fait partie intégrante de la nature même de ce qu’on étudie. A moins d’un profond changement, la dimension en question restera présente et pourra se manifester à des moments prévisibles ou non. Etant donné la permanence de cet élément, son existence dans la structure même du système, il serait aberrant de ne pas en tenir compte et, encore plus, d’être surpris lorsque cet élément se manifeste.

Par conséquent, en disant que notre monde est désormais structurellement instable, on sous-entend que l’instabilité est une dimension qui fait partie intégrante de sa nature et qu’elle peut se manifester de n’importe quelle manière.

C’est ce que nous vivons actuellement, avec la propagation du Coronavirus. Cette manifestation est particulièrement douloureuse et anxiogène, mais elle est complètement compréhensible.

Pour les adultes du siècle précédent, la grande crise de 1929 était la référence quasi unique. Les enfants de ce 21ème siècle ont déjà été confrontés à trois grandes crises en 20 ans, l’éclatement de la bulle internet autour de 2001, la crise des subprimes en 2008 et maintenant celle du Coronavirus. Nous pourrions également parler de phénomènes climatiques dévastateurs dont la fréquence semble augmenter.

Comme je le disais plus haut, les manifestations sont différentes, mais l’existence même de ces crises fait partie de la nature de notre monde d’aujourd’hui. C’est assez simple à expliquer à partir, par exemple, des lois de la théorie des systèmes ou de la cybernétique. Ces lois sont valables pour l’écologie, et une grande partie de la biologie, la chimie, la dynamique des groupes, etc…

Lorsque, dans un système fermé, contenant un grand nombre d’agents (éléments individuels), on augmente le nombre d’interactions entre ces agents et qu’on augmente la fréquence et la vitesse de ces interactions, le système a une tendance naturelle à devenir instable et chaotique.

Prenons quelques exemples simples pour rendre cette notion concrète. Imaginez une grande table de réunion avec dix personnes autour. Au début l’une d’elle expose son point de vue. Les autres écoutent. Une réponse est formulée, puis une autre lorsque la première est terminée. La réunion peut ainsi durer des heures sans problèmes. Si par contre, l’un des membres interrompt l’orateur, qui continue pourtant à parler, alors qu’un troisième essaye de donner son avis en couvrant la voix des deux autres et qu’un quatrième lui répond, tandis qu’un cinquième prend la parole dans le brouhaha général pour exposer son point de vue, etc…,

La situation devient ingérable et chaotique. Vous avez pourtant juste assisté à une accélération des interactions dans le système fermé.

Deuxième illustration, plus dramatique. Supposez une salle de spectacle, pouvant accueillir 3000 spectateurs. Alors que la répétition bat son plein, au beau milieu de l’après-midi et que seuls une vingtaine de musiciens et techniciens sont présents, une fumée dense sort du local technique, des flammes apparaissent et l’alarme incendie retentit. Tous pourront quitter la salle dans le calme et sans précipitation. Si la même situation se produit alors que la salle est pleine, que la musique fait danser 3000 fans exaltés, tout porte à croire que la panique va s’installer, et qu’il faudra, malheureusement, compter au moins quelques victimes. Le système fermé était le même, mais pas le nombre d’agents ni les interactions entre eux au moment de l’événement.

On peut encore faire un parallèle avec une simple casserole d’eau. Chauffée au-delà d’un certain point, elle se mettra à bouillir. Au niveau des molécules d’eau, où l’apport d’énergie a changé les interactions stables, c’est un véritable chaos qui s’installe.

Quel est le lien avec l’instabilité structurelle de notre monde, me direz-vous ?

Lorsque je suis entré, au milieu des années 1970, à l’école secondaire, j’ai le parfait souvenir que le professeur de géographie nous enseignait que nous étions à peu près 3,5 milliards d’humains sur notre système fermé qu’est la planète terre. A l’époque les connexions numériques n’existaient pas ou quasiment pas. Il n’y avait pas d’informatique généralisée, et encore moins d’internet, de mails et de réseaux en tous genres. Une lettre mettait une dizaine de jours pour aller d’Europe aux USA, en tarif normal. La réponse mettait autant de temps à vous revenir. Les interactions physiques étaient beaucoup moins fréquentes et plus lentes. Prendre l’avion était rare et plutôt réservé aux raisons professionnelles. Les productions étaient locales et la concurrence aussi. Le ciel était encore largement réservé aux oiseaux.

Aujourd’hui, nous avons dans le même système-terre, plus du double d’individus. Nous sommes 7,5 milliards de personnes, avec une majorité connectée sur Internet. Des dizaines de milliers de vols quotidiens traversent notre ciel. Devenus moins chers qu’un aller-retour de 100 km en train, ils transportent indifféremment touristes, fret et professionnels d’un bout à l’autre de la terre, 24h sur 24.

Le monde est devenu global, les productions se sont centralisées là où elles sont le moins chères, et la concurrence vient de partout. Vous pouvez acheter votre smartphone au magasin du coin ou sur une plateforme qui vous la fera venir de l’autre bout du monde.

Par la croissance démographique et la réduction des coûts de transport, nous avons doublé le nombre d’agents et augmenté les interactions physiques. L’informatique a multiplié et accéléré les interactions entre les agents dans une proportion inimaginable pour l’esprit humain.

A titre d’illustration, si la mécanique automobile avait suivi la même courbe d’accroissement de performance depuis 1970 que l’informatique, une voiture qui roulait à l’époque à 100 km/h ferait aujourd’hui de l’ordre de 7 millions de fois la vitesse de la lumière. En résumé, ces 50 dernières années ont vu, dans le même système fermé, un doublement du nombre d’individus, un incroyable accroissement des interactions entre ces derniers et une inimaginable et exponentielle accélération de ces interactions. Tous les éléments nécessaires à la constitution d’un système instable ou chaotique.

Chaotique ne veut pas dire totalement ingérable. Chaotique veut dire qu’on ne peut pas toujours prévoir l’effet d’un événement isolé, ou encore que deux événements, a priori assez semblables, peuvent en réalité produire des effets incroyablement différents. C’est le monde dans lequel nous vivons désormais. Il ne reviendra pas en arrière, sauf à voir le nombre d’individus ou d’interactions diminuer drastiquement, et de ralentir fortement les interactions.  Si la première option qui consiste à diminuer le nombre d’individus n’est pas souhaitable, il faudra clairement réfléchir aux deux suivantes. Diminuer et/ou ralentir nos interactions peut et doit être envisagé pour construire un futur moins instable.

 

  1. Quelques caractéristiques d’un système instable.

La principale caractéristique est que des causes apparemment très similaires peuvent produire des effets extrêmement différents. Pourquoi ?

Parce que les systèmes instables contiennent dans leur nature même les éléments propices à des réactions en chaîne. Or comme nous n’avons jamais deux conditions initiales totalement identiques, les effets peuvent être totalement opposés. Surtout dans le cas où le système s’emballe.

Pour contrôler un système instable, il faut le maintenir en-dessous des conditions où son instabilité va s’exprimer. Sinon on en perd le contrôle. Deux exemples dramatiques sont les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima. Les réactions nucléaires sont des évènements maintenus à la limite de l’instabilité, grâce au refroidissement du réacteur. Dans les deux cas le refroidissement a fait défaut et la réaction s’est emballée, avec une impossibilité physique de l’arrêter. Une réaction nucléaire n’est viable que si elle est ralentie par ses bains de refroidissement. Si on veut arrêter ce type de réaction, ce n’est pas en trouvant son début, son déclencheur qu’on y arrivera mais en en limitant son emballement par le refroidissement qui la ralentit en limitant les interactions. Tous les ingénieurs en automatique le savent bien, si vous voulez stabiliser un système qui s’emballe, il faut le ralentir.

C’est une chose qu’en tant qu’êtres humains, nous connaissons aussi fort bien. En phase de surmenage ou de burnout, lorsque nous vivons le fait que notre “système interne” devient instable et chaotique, la première réaction écologique de survie qui s’impose à nous est de ralentir : marcher, se rapprocher de la nature, donner du temps aux relations vraies, et s’échapper de sa boîte mail surchargée, des embouteillages, des trains et des avions bondés.

Bref il faut refroidir notre réacteur interne. Que ce soit Fukushima, Tchernobyl ou un burnout, la logique est la même.

Revenons à la dramatique situation actuelle. La propagation de la pandémie se déroule comme une réaction nucléaire qui sortirait de sa zone de contrôle. Passé un certain stade, celui où l’action rationnelle qui consiste à vouloir isoler les malades avérés et leurs proches devient impossible, il n’y a pas d’autre solutions que de ralentir la réaction en chaîne au maximum. Aujourd’hui cela se fait par les seuls remèdes connus, l’hygiène et la diminution drastique des interactions physiques entre les individus, au travers du confinement et de la fermeture des frontières.

 

  1. Comment gérer et piloter un système instable ?

Comme nous l’avons vu, ces systèmes contiennent caché dans leurs entrailles,

le fameux cygne noir rendu célèbre par Nassim Taleb. Ce phénomène extrêmement rare, dont on sait qu’il peut exister, et apparaître, mais on ne sait quand, ni où, ni pourquoi.

Les bases de la gestion et du pilotage sont la prévision et l’anticipation. Nous formons nos universitaires à analyser, comprendre, prévoir, simuler. Ensuite nombre d’entre eux deviennent consultants ou analystes et ils continuent les mêmes analyses, prédictions, simulations,…Tout cela repose sur une logique fantastique qui a permis à l’humanité la plupart de ses immenses progrès : l’approche cartésienne basée sur la notion de causalité, pour faire simple. Le problème est que cette dernière ne peut prévoir l’imprévisible, et que pour piloter une situation instable, tout le monde se fiche de la causalité. Comme exemple trivial, prenons celui d’une vraie dispute de couple. Impossible, la plupart du temps, de la résoudre en s’accordant sur qui avait raison et qui avait tort. Quand la réaction s’emballe, elle n’a plus beaucoup d’importance.

Faut-il alors s’attendre passivement à devoir, ou pas, subir l’apparition d’un cygne noir qui pourrait balayer mon entreprise en quelques mois ? En effet, comment prévoir l’imprévisible ?

Si prévoir l’imprévisible est par définition impossible. C’est l’évidence même, et pourtant je constate que très nombreux sont ceux qui, s’ils comprennent cela intellectuellement, ne l’intègrent pas dans leur raisonnement et encore moins dans leurs actions – piloter et gérer en intégrant le fait que l’imprévisible est possible, voire probable, est extrêmement peu fréquent. Notamment, comme nous le verrons plus loin, parce que cela demande des sacrifices et coûte plus cher.

Que peut et que doit faire le dirigeant qui souhaite intégrer la possibilité de cygnes noirs, dans son organisation ? On ne peut prévoir l’imprévisible, mais on peut s’y préparer. L’objectif est de préparer notre organisation à mieux réagir, mieux gérer les situations imprévisibles et mieux s’adapter.

Avec mes étudiants, nous avons toujours des réflexions et des échanges passionnants à ce sujet. J’essaye de les amener à être créatifs autour de trois grandes pistes qui nous préparent à un monde incertain, changeant et instable. Ce sont les trois caractéristiques que j’invite aussi les dirigeants à cultiver dans leurs organisations. Elles sont d’ailleurs tout à fait valables pour qui, à titre individuel, souhaite mieux se préparer à affronter l’incertitude.

 

Quelles sont-elles ces facultés que doivent développer les organisations ou les individus, pour être meilleurs lorsqu’un cygne noir survient ?

 

Première qualité pour piloter un système instable : être en alerte

 

La première est ce que j’appelle être plus “en alerte”. C’est-à-dire être capable d’identifier très rapidement les signes des événements qui sont susceptibles de bouleverser notre avenir. Il faut être capable de les reconnaître mais aussi d’en mesurer l’importance et l’impact potentiels.

La liste des entreprises qui ont disparu pour ne pas avoir reconnu à temps les premiers signaux de ce qui allait les balayer est longue. Citons dans l’histoire récente Nokia, Kodak, ou encore Digital Equipment Corporation (pour les anciens). Ce qui est frappant c’est que souvent, comme dans mes exemples ci-dessus, ces entreprises occupaient des positions de leader dans leur marché. Pour un leader, il est toujours plus difficile de considérer comme pertinents les éléments qui viennent contredire leur position. Les signaux sont en général pour eux très faibles et difficilement perceptibles ou crédibles. Lorsqu’ils les voient il est trop tard. La disruption est en marche.

Donc comment peut-on se mettre en capacité de voir et d’interpréter très rapidement les signaux de ce qui peut nous bouleverser ? La réponse est : en étant plus en alerte, comme un chien de chasse en éveil, en étant à l’affût du moindre signal important.

Par exemple on peut faire une veille technologique et commerciale rigoureuse et permanente, en allant à des congrès, des foires, des salons, en lisant beaucoup et pas seulement dans son domaine d’activité, en s’ouvrant à d’autres spécialités, en se formant, en formant ses équipes, etc… Bref  il faut tout d’abord s’ouvrir, s’informer et se former en permanence, mais aussi faire de la place aux scénarii que l’on a pas envie d’entendre, c’est-à-dire ceux qui nous pousseraient à revoir nos fondements parce qu’ils nous mettraient en péril. Ce dernier point est particulièrement compliqué pour l’esprit humain. Or il est essentiel. Il l’est pour les organisations, comme les individus, et même les plus diplômés. L’étudiant en radiologie, par exemple, doit déjà être convaincu que son avenir, la nature de son métier, et peut-être même l’existence de son métier seront très vraisemblablement totalement bouleversés à court terme, et ce malgré ses 12 ans d’études. (Parce que des algorithmes sont déjà plus performants que lui dans plusieurs domaines)

Cette attitude ne doit pas être juste occasionnelle. Elle doit faire partie du fonctionnement normal de l’organisation. A titre individuel, que l’on soit dirigeant ou non, il est essentiel d’avoir la même discipline de consacrer un temps non négligeable dans la position du “chien de chasse”.

 

Deuxième qualité pour piloter un système instable : être agile

 

La deuxième dimension essentielle est de cultiver l’agilité ou, c’est un synonyme, la flexibilité. Les organisations souhaitent quasiment toutes s’organiser dans un but d’efficacité maximale. Lorsqu’elles ont, pensent-elles, trouvé ce mode de fonctionnement,

elles ont tendance à le figer, le graver dans le marbre au travers d’organigrammes, de processus et de procédures. C’est bien, pour assurer la reproductibilité des prestations et de leur qualité, mais l’effet pervers est de geler l’organisation et de manquer de flexibilité. Lorsqu’un cygne noir se présentera, s’il se présente, le manque d’agilité sera extrêmement pénalisant.

La flexibilité permettra de s’adapter rapidement aux nouvelles situations. A nouveau, il en va de même à titre personnel. Cultiver sa propre flexibilité, sa souplesse d’esprit est un atout indiscutable.

Comment peut-on faire ? A nouveau, il y a autant d’idées que d’organisations et mes étudiants sont souvent créatifs. Quelques exemples que nous avons souvent évoqués : organiser des roulements entre les postes, faire parfois le travail d’un autre, mélanger les genres, les cultures, les âges, et  dans les multinationales, faire voyager les gens, raccourcir la durée des projets, changer les équipes, impliquer tous les niveaux dans la génération d’idées et de suggestions, écouter ses clients et fournisseurs, les impliquer dans certaines décisions, admirer la concurrence (plutôt que la critiquer), ….

 

Troisième qualité pour piloter un système instable : capacité à changer

 

La troisième caractéristique de ceux et celles, organisations et individus, qui sont le plus susceptibles de surmonter les crises provoquées par les grandes instabilités, est la capacité de changer, et surtout de changer vite.

Pour cela il faut absolument développer une culture du changement. C’est très loin d’être évident. Pourquoi ? Sans faire un cours sur la gestion du changement qui prendrait tout un volume, il y a deux raisons majeures qui créent de la résistance au changement.

 

Les émotions, facteurs de résistance au changement

 

La première, et c’est pour moi ce qui fait la différence entre un projet de changement et un projet simple, est que le changement génère inévitablement des émotions. Le plus souvent la peur, mais cela peut être aussi de la colère (ex: injustice, favoritisme d’un collègue), de la tristesse (ex: perte de prestige ou de responsabilité) ou encore de la joie (ex: projet enthousiasmant).

Dans les trois premiers cas, une résistance va se manifester parce que ce sont des émotions désagréables.

La peur est celle qui est la plus fréquente dans un projet de changement parce que, qui dit changement, dit incertitude, inconnu. Il faut quitter une situation connue pour aller vers une autre. La peur sera proportionnelle au degré d’incertitude, c’est à dire l’écart entre la situation de départ et celle d’arrivée. C’est là que le rôle du leader du changement devient absolument essentiel. A la différence d’un manager, dont le rôle est de faire en sorte, en situation stable, que tout se passe bien, le rôle du leader est de permettre à l’organisation de vaincre sa peur de l’inconnu et d’avancer dans l’unité.

Un leader est donc un vecteur de confiance.

Nous le voyons bien avec la crise actuelle. Le ton emprunté par nos dirigeants est absolument clé. Nous aurons confiance en eux ou non. Les leaders sont ceux qui nous donneront, malgré la peur collective, l’envie et la force de les suivre. C’est particulièrement difficile dans le cas de la crise que nous vivons parce que la situation d’arrivée n’est pas connue. Nous ne savons pas quand, ni comment nous reviendrons à la normalité. La peur est donc légitimement importante, car proportionnelle au degré d’incertitude.

Donc, la première source de résistance au changement est l’émotion qu’il suscite. 

 

La paresse, facteur de résistance au changement

 

Pour faire en sorte qu’un auditoire trouve lui-même la seconde source de résistance, je l’interroge sur l’habitude des étudiants à s’asseoir quasiment toujours à la même place. Il est très rare qu’ils trouvent la bonne réponse. La deuxième source de résistance est due au fait que nous, les êtres humains, sommes des machines biologiques et thermodynamiques bien faites et paresseuses. Je m’explique. Nous consommons de l’énergie, des calories, et notre organisme s’organise de façon à les utiliser au mieux.

Notre cerveau est un très grand consommateur d’énergie, et il préfère réserver cette énergie à des choses utiles. Appréhender la nouveauté par exemple, lui demande beaucoup plus d’efforts que de répéter une même opération bien connue.

Comme tout le monde, vous avez vécu l’expérience, en allant au bureau de vous rendre compte que vous y arrivez, en ayant téléphoné tout le long du chemin, ou pensé à la réunion qui vous attend, sans faire attention une seconde au chemin que vous empruntez. C’est parce que, tous les matins, jour après jour, vous suivez le même chemin. Si par contre, sans GPS, vous aviez dû chercher une route nouvelle et inconnue, vous n’auriez pas pu penser à votre réunion ou tenir une longue conversation. Notre cerveau étant paresseux, il visera à optimiser sa consommation d’énergie et privilégiera toutes les habitudes et répétitions possibles. C’est non seulement une façon de moins consommer de calories, mais aussi une garantie de résultat.

En répétant des choses connues, nous nous améliorons et assurons un résultat stable.

Changer et apprendre demande à notre cerveau un effort considérable et mobilise des facultés qui ne sont alors plus disponibles pour d’autres choses. C’est exactement la même chose pour les organisations. Répéter, jour après jour, les mêmes procédures est non seulement une économie d’énergie (donc d’argent) mais aussi une garantie d’efficacité et de reproductibilité des services et produits. S’il fallait tous les matins réinventer les façons de faire, le monde serait totalement improductif. Le côté pervers de la routine est qu’elle nous endort, ainsi que nos organisations, dans une potentielle incapacité à faire face aux crises et aux cygnes noirs.

Comment créer une culture du changement, ou, à tout le moins, augmenter nos capacités à changer ? C’est très simple, principalement par l’entraînement.

A titre individuel, ou collectivement dans les organisations, il faut créer les conditions du changement, éviter la routine, se forcer à s’éloigner de la facilité routinière pour acquérir une pratique du changement, qui fera de nous ou de notre organisation, des entités plus agiles et moins réfractaires au changement. C’est un véritable entraînement qu’il faut mettre en place. Dans le coaching individuel d’un dirigeant d’un grand groupe qui souhaitait augmenter ses compétences en changement, le simple fait de le forcer régulièrement à changer de route ou de moyen de transport pour se rendre au bureau a été le déclencheur de l’abandon de certaines habitudes et une prise de conscience de l’intérêt à s’ouvrir.

Prenons exemple sur certaines professions particulièrement bien adaptées à l’imprévu. Des forces d’élite comme le GIGN Français ou autres forces d’intervention passent (fort heureusement) la majeure partie de leur temps à s’entraîner. Cela a plusieurs effets bénéfiques, augmenter leur capacité de réaction à l’imprévu mais aussi leur seuil de tolérance à des situations normalement invivables. Sans entraînement, il est impossible de demander à un individu “normal”, de pénétrer dans un avion rempli de terroristes armés. Un autre exemple est celui des professions médicales, et de certaines spécialités en particulier. L’organisation est pensée pour traiter des événements qu’elle ne peut planifier. Comment prévoir une collision en chaîne sur l’autoroute, ou un déraillement de train ? L’organisation est pensée pour réagir à l’imprévu, et les gens entraînés à cela.

Donc si vous voulez que vos organisations (ou vous-mêmes) soient aptes à changer, entraînez-les à cela, brisez (parfois et pas partout) certaines routines, créez les conditions d’instabilité contrôlée, testez, essayez. Les gens et organisations efficaces en matière de changement font aussi preuve de courage.

Il s’agit d’un courage multiple dont je veux ici développer juste deux dimensions.

D’abord le courage de ne pas s’attacher au passé et de regarder devant. Un attachement trop fort à des choses du passé est un frein considérable. Entendez-moi bien, il ne faut pas en permanence vouloir se débarrasser de ce qui est établi et fonctionne, mais il faut développer une capacité à lâcher le rivage pour prendre le large vers d’autres horizons.

Et enfin, je terminerai par là, avoir le courage de l’échec. Souvent je pose la question de savoir ce qui favorise l’initiative ? Rarement on me répond, ce qui est pourtant évident, l’acceptation de l’échec. Notre culture cartésienne occidentale n’en fait jamais une option, ce n’est pas intégré dans les mentalités et les raisonnements. L’illusion de société sécuritaire que l’on a créée contribue aussi à cette croyance.

Changer comporte inévitablement une part d’inconnu, donc d’incertitude et donc, par nature, une probabilité d’échec.

Conclusion

En conclusion, si l’on est convaincu que la probabilité que l’imprévisible se passe est devenue beaucoup plus importante, de par la nature instable du monde, les individus et les organisations doivent accepter de payer le prix de bien s’y préparer. Oui payer le prix, parce que cela a un coût, qui peut être élevé. Celui de développer sa capacité à percevoir et bien interpréter, très vite, les signaux faibles des crises, à cultiver l’agilité et la culture du changement avec le courage que cela implique obligatoirement.

C’est d’autant plus difficile qu’il se peut que pendant de longues périodes aucune instabilité ne se manifeste. On aura naturellement tendance à baisser sa garde, et alors à payer le prix fort au moment où l’on s’y attend le moins.